19
La nuit était glaciale, mais ce n’était pas la température qui empêchait Camille de dormir.
Allongée dans le chariot, elle contemplait le ciel pur où brillaient des myriades d’étoiles. Toutefois, l’éclat des astres ne parvenait pas à la distraire. Elle songeait à la tournure qu’avait prise sa vie.
Changer de monde, découvrir l’identité de ses parents, se heurter à des forces maléfiques, apprendre qu’elle possédait un don unique, tous ces bouleversements avaient éparpillé ses repères et elle avait du mal à se retrouver dans la multitude de sentiments qui s’entrechoquaient en elle. Elle aurait souhaité faire une pause afin de mettre de l’ordre dans ses pensées, mais cela lui avait été refusé.
Edwin avait pris les choses en main. Il les avait envoyés se coucher en les avertissant qu’il leur faudrait certainement se lever dans la nuit. Juste avant de monter à l’étage, Camille l’avait vu se diriger vers Bjorn, toujours attablé au fond de la salle.
C’était encore Edwin qui les avait réveillés, alors qu’il leur semblait s’être endormis depuis moins d’une heure. Un attelage les attendait dans la rue. Le conducteur en était Duom Nil’ Erg.
Trois hommes en armure, montés sur des chevaux de guerre, encadraient le chariot. À leur grande surprise, Camille et Salim reconnurent Bjorn parmi eux. Le chevalier leur adressa un sourire complice par l’ouverture de son heaume.
Les deux autres cavaliers, Hans et Maniel, ressemblaient comme des jumeaux aux gardes qui surveillaient la porte de la ville, et ne leur jetèrent pas un regard. Leurs armures étaient moins rutilantes que celle de Bjorn, et Salim, qui accordait de l’importance à ce genre de détail, comprit que les deux hommes étaient des soldats de métier. Il grimpa avec Camille dans le chariot. Des sacs et des couvertures y étaient entreposés. Ils s’y ménagèrent une place. Edwin se mit en selle. C’était le seul guerrier à ne pas porter une armure d’acier, mais son statut de chef ne faisait aucun doute. Il donna le signal du départ.
Trois mots à peine avaient été échangés.
Ils avaient quitté la ville depuis deux heures et le jour ne s’annonçait pas.
Camille s’enroula plus étroitement dans sa couverture. Salim, endormi près d’elle, poussa un grognement. Elle se tourna vers lui. Quelle était donc sa place dans cette histoire ?
Camille avait accepté le fait que ce monde était le sien. Elle le percevait dans toutes les fibres de son corps et rien ne la retenait dans celui qu’elle avait quitté. Ce n’était pas le cas de Salim. Elle se sentait responsable de l’avoir entraîné dans cette aventure, même si cela avait été involontaire. Elle se rendait bien compte qu’il était heureux, mais elle ne pouvait s’empêcher de se demander si cela durerait. Il était possible que Salim ne revoie jamais sa mère, sa famille…
Elle se redressa sur un coude.
Enveloppé dans un épais manteau de fourrure, Duom Nil’ Erg conduisait, perdu dans ses pensées.
Voyant qu’elle ne dormait pas, Bjorn talonna son cheval et se plaça à sa hauteur.
— Alors, demoiselle, le sommeil vous fuit ?
— Je crois, remarqua Camille, que c’est plutôt moi qui fuis le sommeil.
Il y eut un moment de silence, puis le chevalier eut un sourire gêné.
— Vous devez croire que je ne suis qu’un bouffon ?
Camille réfléchit un instant.
— Oui, un peu.
Elle ne cherchait pas à le blesser, pourtant il lui paraissait important que Bjorn sache ce qu’elle pensait vraiment.
Le chevalier grimaça.
Il avait ôté son heaume qui pendait maintenant à sa selle. Il passa la main dans ses cheveux.
— J’ai bien peur que vous n’ayez raison. J’ai trop souvent fait semblant, triché, menti. Je me demande pourquoi un homme comme Edwin Til’ Illan m’a proposé de l’accompagner alors que je me suis couvert de ridicule… Qu’en pensez-vous ?
Camille sourit. Elle trouvait un peu étrange qu’un adulte de la stature de Bjorn lui demande son avis, mais il ne lui fut pas difficile de répondre à sa question. Depuis son arrivée en Gwendalavir, il lui semblait avoir mûri. Peut-être était-ce simplement parce qu’ici personne ne la considérait comme une enfant.
— Je ne connais pas Edwin, observa-t-elle. Je ne pense d’ailleurs pas qu’il soit possible de connaître quelqu’un en deux jours, ni même en deux mois. Par contre, je jurerais qu’il ne vous a pas invité pour vous faire plaisir. Cela ne ressemblerait pas au personnage.
— Mais alors…
— Alors il doit avoir ses raisons. Vous n’êtes peut-être pas aussi nul que vous l’affirmiez tout à l’heure. Edwin s’en est sans doute aperçu.
Camille regarda autour d’elle. Duom fixait le lointain, ne prêtant pas attention à leur conversation. Les deux soldats chevauchaient côte à côte à l’arrière. Il n’y avait pas trace d’Edwin.
— Il fait des aller-retour, expliqua Bjorn. Il n’arrête pas. À l’avant, à l’arrière, il surveille tout. Il a combattu les deux Ts’liches dont vous avez parlé pendant je ne sais combien de temps, il n’a pas dormi et il passe son temps à chevaucher dans tous les sens. À sa place, je serais déjà mort d’épuisement. De quoi est fait cet homme ? D’acier ?
Il y avait tant d’admiration et d’envie dans la voix de Bjorn que Camille éclata de rire.
À côté d’elle, Salim remua et Duom parut sortir de sa rêverie.
— Vous avez essayé de le briser, se moqua-t-elle gentiment, ça ne vous a pas porté chance.
Le chevalier se tâta les côtes en souriant piteusement.
— C’est vrai que pour une correction, c’était une correction. Vous savez, Camille…
— Oui ?
— Lorsque je vous ai proposé mon aide pour votre quête, j’étais sérieux. Edwin Til’ Illan ne m’a pas forcé à venir, je suis ici de mon plein gré. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais, depuis que je vous ai rencontrée, j’ai l’impression d’être redevenu maître de mon destin. Je vais peut-être enfin commencer à avancer dans le bon sens. Je crois que vous êtes quelqu’un de bien, quelqu’un d’important. Sachez que, quoi qu’il arrive, je serai toujours de votre côté.
— Merci, dit Camille gravement.
— Je vous en prie. Merci pour votre honnêteté de tout à l’heure, c’est une chose rare et précieuse. Maintenant, si cela ne vous ennuie pas, j’aimerais que l’on se tutoie. J’en serais réellement honoré.
Camille s’apprêtait à accepter de bon cœur quand un long sifflement l’interrompit. Bjorn jeta un regard tout autour de lui tandis que les deux soldats se plaçaient de part et d’autre du chariot.
Surgissant de derrière une butte, un cheval dévala la pente dans leur direction.
— Le voilà, souffla Bjorn.